Multinationale luxembourgeoise et droits humains : Socfin face à ses responsabilités | Land Portal

Date: 9 avril 2018

Source: Farmlandgrab, Le Quotidien

Par: Fabien Grasser

La multinationale luxembourgeoise Socfin poursuit en justice de nombreux médias et ONG rendant compte des conflits l’opposant aux salariés et riverains de ses plantations en Afrique et en Asie. Face aux critiques, elle s’engage à mettre en œuvre une politique de «responsabilité sociale». Mais des doutes subsistent sur sa mise en application concrète.

En 2013, des paysans africains et asiatiques se réunissaient en «Alliance internationale des riverains des plantations Socfin Bolloré» pour dénoncer l’«accaparement» de leurs terres par la multinationale luxembourgeoise, dont ils décrivaient une «expansion» continue des plantations de palmiers à huile et d’hévéas, l’arbre d’où est tiré le caoutchouc naturel.

Mais Socfin apprécie peu ce type de publicité, récusant avec force le terme d’«accaparement» des terres dans les 10 pays où elle exploite des plantations, huit en Afrique et deux en Asie. Pour avoir relayé le mécontentement des riverains des plantations, des médias, des ONG et de simples blogueurs ont été ou sont toujours poursuivis en justice par Socfin et sa filiale camerounaise, Socapalm, mise en cause dans cette affaire.

Dernier épisode judiciaire en date, le tribunal correctionnel de Paris a relaxé jeudi 25 mars Mediapart, L’Obs, Le Point et deux ONG, ReAct et Sherpa, qui avaient fait état en 2015 des revendications paysannes. Dans leur jugement, les magistrats estiment que même si les propos litigieux étaient diffamatoires, les prévenus peuvent être relaxés au titre de la bonne foi, compte tenu notamment «de l’existence démontrée de revendications portées par certains riverains des plantations».

Deux actionnaires réputés proches

«Pour nous, il s’agit d’une décision logique, nous sommes soulagés mais pas surpris», déclare au Quotidien Dan Israel, journaliste à Mediapart et auteur de l’un des articles incriminés. «Nous regrettons cependant de ne pas avoir été suivis sur la qualification de recours abusif que nous avions demandée», ajoute-t-il, dénonçant la multiplication des procès intentés par Socfin et le groupe Bolloré contre des journalistes ou membres de la société civile. Médias et ONG qualifient ces procédures de «poursuites-bâillons», destinées à réduire les critiques au silence.

Sans surprise, Socfin ne partage pas cette approche. Dans un communiqué publié le 3 avril, quelques jours après la décision de justice, la multinationale souligne que les juges ont retenu «le caractère diffamatoire de ces extravagantes accusations». Notant que les médias et les ONG avaient «invoqué leur bonne foi» en produisant des éléments « éminemment contestables », la société lance un avertissement clair à ceux qui seraient tenté de relayer les mêmes faits : « La réitération de telles accusations donnera lieu au même traitement judiciaire.» Pour Socfin, la relaxe obtenue par les ONG et mes médias dans cette affaire semble secondaire !

Dans son communiqué, la société se défend encore de «remettre en cause la liberté de la presse» et rappelle que «contrairement à l’amalgame pratiqué, ces procédures ne sont pas à l’initiative de Monsieur Vincent Bolloré, mais bien du groupe Socfin». Cette précision est conforme à la ligne de défense de l’industriel, onzième fortune française : quand il est interpellé sur sa responsabilité dans les activités de Socfin, Vincent Bolloré assure n’être qu’un actionnaire minoritaire.

45 000 salariés dont… 10 au Luxembourg

Minoritaire, mais néanmoins important puisque son groupe contrôle 39 % des parts de Socfin, tandis que l’homme d’affaires belge Hubert Fabri en détient 54 %. Ce dernier est réputé proche de Vincent Bolloré. Il siège au conseil d’administration du groupe français, tout comme Vincent Bolloré siège au conseil d’administration de Socfin.

L’industriel breton, héritier d’une lignée de papetiers, est entré en 1991 au capital de Socfin, holding issue de la fusion d’anciennes sociétés coloniales dont l’ancêtre a vu le jour au Congo en 1890. Socfin est présente au Grand-Duché depuis 1959. Elle possède 400 000 hectares en concession en Afrique et Asie, dont 189 000 sont exploités, les deux tiers pour l’huile de palme et le reste pour le caoutchouc tiré de l’hévéa. En 2016, elle annonçait un chiffre d’affaires de 517 millions d’euros.

La multinationale revendique plus de 45 000 salariés et 39 filiales, mais n’emploie qu’une «dizaine de personnes au bureau du Luxembourg», son siège mondial, finit par indiquer Socfin après de multitudes tentatives pour joindre son service communication. «Nous ne nous occupons que de la partie financière», indique-t-on à Luxembourg, précisant que l’essentiel de l’administration du groupe est assuré depuis une filiale à Fribourg, en Suisse.

Si Vincent Bolloré décline publiquement sa responsabilité d’actionnaire dans la conduite des affaires de Socfin, il avait pourtant assuré en 2013 qu’il interviendrait afin qu’elle améliore ses relations avec les salariés et riverains des plantations. Le milliardaire avait pris cet engagement dans le cadre d’une tentative de médiation sous l’égide du Point de contact national (PCN) français de l’OCDE. Cet organisme a pour but de promouvoir et recommander auprès des multinationales des «principes directeurs» adoptés par les pays de l’OCDE en 2011. Ce code de bonne conduite vise notamment les relations de travail, l’environnement ou les droits de l’homme.

Contribution insuffisante

Dans un rapport publié en 2013, le PCN français constatait qu’au Cameroun «l’activité de la Socapalm ne contribue pas suffisamment au développement durable des communautés riveraines du fait de la diminution de certains de leurs moyens de subsistance et de leur espace vital sans compensation réelle». Soit une appréciation proche de celle des ONG et médias français.

Au Luxembourg aussi, la société civile prête une attention grandissante à Socfin. En 2016 et 2017, des ONG avaient organisé des manifestations spectaculaires lors des assemblées générales des actionnaires. Plus récemment, le 19 mars, douze ONG et un syndicat, l’OGBL, lançaient une «initiative pour un devoir de vigilance des entreprises transnationales au Luxembourg», inspirée notamment des principes directeurs de l’OCDE (lire ci-contre).

Ils avaient publiquement présenté leur projet dans le même hôtel où se réunissent chaque année, en mai, les actionnaires de la multinationale. «Socfin est le cas le plus connu au Luxembourg, mais nous ne ciblons pas une entreprise en particulier», se défend Antoniya Argirova d’ASTM, l’une des ONG impliquées. «Mais selon les informations dont nous disposons d’organisations françaises, Socfin pourrait être coupable d’accaparement de terres.»

Espoirs déçus

«Pour nous, l’idée est de mettre en place un mécanisme positif afin d’éviter que ce type de situation se produise», poursuit Antoniya Argirova. «Si l’on se réfère au PCN, on constate que Socfin ne traduit pas ses bons engagements dans la réalité. Il s’agit de mesures volontaires et dans les cas où les entreprises ne jouent pas le jeu, nous demandons au gouvernement de mettre en place des mesures contraignantes.»

Tout comme les PNC français et belge, le PNC luxembourgeois a été saisi du différend entre les riverains et la multinationale. Dans un courrier adressé le 29 juin 2017 à Hubert Fabri, le PCN luxembourgeois constate au sujet de Socapalm que sa «production d’huile de palme a entraîné des plaintes répétées de la part non seulement des travailleurs concernés, mais encore des populations locales».

Dans cette lettre signée par deux hauts fonctionnaires au nom du gouvernement luxembourgeois, le PCN salue la volonté de Socfin de «développer une véritable politique d’entreprise en matière de responsabilité sociale», mais déplore que «les espoirs ainsi suscités de voir une transposition concrète, suivie d’effets tangibles au Cameroun (…), ont été quelque peu déçus». Le gouvernement invite avec insistance Hubert Fabri «à veiller à la transposition de manière palpable et vérifiable du plan d’action pour Socapalm».

Le message est-il passé? C’est ce que soutient depuis Fribourg Caroline Sonck, responsable de la communication du groupe : «En octobre, nous avons répondu au PCN par un dossier complémentaire sur la mise en œuvre de notre politique de gestion responsable. Mais nous n’avons pas attendu les recommandations du PCN pour nous engager sur cette voie, l’initiative est venue de Socfin.»

Alors que la multinationale refusait jusqu’à présent un suivi indépendant , Caroline Sonck assure qu’elles sont désormais «contrôlées par The forest trust, une ONG suisse». Cette volonté de montrer patte blanche s’illustre à grand renfort de photos sur presque toutes les pages du site internet de l’entreprise, entre ses engagements pour un développement durable, la scolarisation des enfants de ses salariés ou encore la construction de dispensaires ou routes.

Malgré cela, les ONG demandent à voir, craignant que les choses en restent au stade de l’affichage. «Pourtant, il est dans l’intérêt des multinationales de changer leurs pratiques, ne serait-ce qu’en termes de réputation», affirme Antoniya Argirova d’ASTM.

C’est aussi l’argument avancé par le PCN luxembourgeois dans le courrier qu’il a adressé en juin dernier à Hubert Fabri, le président du conseil d’administration de Socfin : «À défaut de s’engager résolument dans cette voie, les effets sur l’image de l’entreprise et ses actionnaires constitueront un réel handicap.»

Preuve que, sur le papier au moins, le gouvernement ne transige pas avec les principes.

 

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